6
La guerre des nuages
De retour à la maison, Peggy exposa ses préoccupations à sa grand-mère.
— Oh ! soupira la vieille dame, je vois que tu as rencontré cette tête brûlée de Sean Doggerty. Il a dû t’en dire de belles à mon sujet. Je sais qu’il me reproche de louer trop de chats, mais sans mes matous tranquillisants la plupart des gens auraient déjà fui le village. Je pense, moi, qu’il faut lutter.
— Je veux bien me battre, fit Peggy Sue d’un ton décidé, à condition de savoir contre quoi !
La vieille femme sourit et lui prit la main.
— Viens, murmura-t-elle, descendons dans le jardin. Ce que j’ai à te dire est un peu compliqué.
Elles sortirent, le chien bleu sur les talons.
— Il ne faut pas parler en levant la tête, dit Granny d’un ton sourd, ceux qui vivent sur les nuages pourraient déchiffrer les mouvements de nos lèvres.
— Il y a donc quelqu’un là-haut ? insista Peggy.
— Oui, murmura Katy Flanaghan. Personne n’a jamais vu à quoi ils ressemblaient, mais pour eux les nuages sont tout à la fois des forteresses et des aciéries où l’on fond les étoiles. Quand un nuage devient noir, ce n’est pas parce qu’il va pleuvoir, en réalité c’est la fumée de la forge qui l’assombrit… La forge où l’on liquéfie les étoiles brisées. Quand la nuit tombe, on voit très bien que toute cette partie du ciel est plongée dans l’obscurité. Aucune étoile ne l’éclaire plus… Elles ont toutes finies dans les creusets des forgerons qui les ont transformées en éclairs. Là-haut, ils fabriquent des zigzags de foudre comme jadis on martelait des lames d’épée.
— Contre qui veut-on tourner ces « épées » ?
Granny Katy se rapprocha de sa petite-fille pour la fixer intensément.
— Je sais que tu vois des fantômes, dit-elle. Dans le monde normal, on te prend pour une folle, mais ici, à Shaka-Kandarec, personne ne doutera de tes dons. Je vais te dire la vérité : en fait, c’est moi qui ai suggéré à ta mère de te placer ici… Nous attendions ton arrivée avec impatience. Nous comptons énormément sur toi pour nous tirer d’affaire.
— Je suis très impressionnée, bredouilla Peggy, mais j’aimerais comprendre ce qui vous préoccupe.
— Regarde le ciel, chuchota Granny Katy. Exception faite des nuages, il te semble normal, n’est-ce pas ?
— Oui. Il fait beau, mais il n’y a aucun oiseau.
— C’est parce qu’ils ont peur de l’animal gigantesque qui s’y déplace.
— Le papillon ? fit Peggy.
— Ah ! tu sais déjà, dit la vieille dame. Oui. Un papillon géant habite le ciel depuis la nuit des temps. Il est assez grand pour que son ombre recouvre toute une ville. La plupart du temps, il se contente de planer en utilisant les courants aériens, mais, quand il bat des ailes, il provoque des turbulences qu’on prend pour des tempêtes.
— Un papillon gigantesque… répéta Peggy Sue.
— Oui, confirma sa grand-mère. Nul ne sait d’où il vient. D’une autre planète, peut-être… Il n’est pas méchant. Il vole au-dessus du monde en essayant de ne pas se faire voir, pour cela, il se camoufle en devenant transparent. De temps à autre, les radars le repèrent quand même, et le prennent pour un OVNI. C’est de là que proviennent ces histoires de soucoupes volantes dont on nous rebat les oreilles depuis un siècle. Au fil du temps, le vent a usé ses ailes, et il est aujourd’hui beaucoup moins grand qu’il y a quatre cents ans, mais il est encore de belle taille.
— Les gens semblent désirer sa venue. Pourquoi ?
— Ne va pas trop vite. Sinon tu ne comprendras rien à nos problèmes. Avant, le papillon redevenait visible au-dessus de Shaka-Kandarec. Il se mettait alors à décrire des cercles interminables, projetant son ombre sur le sol.
— Mais pourquoi ici, et seulement ici ?
— Parce qu’il sait bien que nous admettons son existence sans nous poser de question… Et que nous le respectons. Ailleurs, dans le monde normal, on enverrait des avions de chasse pour l’abattre ou le capturer. Ici, au contraire, nous le vénérons. Voilà pourquoi, traditionnellement, il nous faisait l’honneur de redevenir visible lorsqu’il approchait de la contrée. Et nous fêtions ce privilège comme il se doit. Hélas, un jour, les choses se sont gâtées…
— Je devine que tu vas me parler des créatures embusquées sur les nuages.
— Oui, ma petite-fille. Les forgerons détestent le papillon. Ne me demande pas pourquoi, je n’en sais rien. Quoi qu’il en soit, dès que le papillon arrive au-dessus de Shaka-Kandarec, ils le bombardent avec les éclairs sortis des aciéries. Ils essayent de lui brûler les ailes, de le détruire.
— Alors, pour leur échapper, il reste translucide[2], compléta Peggy. Je comprends bien, mais en quoi cela vous attriste-t-il ? Est-ce vraiment si important de le voir ?
Granny Katy se tortilla, trahissant une certaine gêne.
« Elle va enfin cracher le morceau ! » souffla mentalement le chien bleu à Peggy.
— Oh ! s’offusqua la vieille dame, comme c’est vulgaire de parler ainsi ! À quoi bon porter une cravate si c’est pour s’exprimer dans un langage de voyou ?
— Je t’en prie, grand-mère, murmura l’adolescente, assez de finasseries, dis-nous la vérité. Je ne pourrai rien faire si tu me caches des choses.
Katy Flanaghan hocha la tête.
— C’est vrai, admit-elle. Mais c’est une grande responsabilité pour moi que de révéler le secret du papillon. Cet insecte a un pouvoir extraordinaire. Quand il s’interpose entre le soleil et la terre, son corps projette une ombre gigantesque sur le sol. Cette ombre rend formidablement heureux tous ceux qu’elle recouvre. Tant qu’on vit à l’ombre du papillon, on est dans un état de joie et de bonheur sans égal. C’est indescriptible… tout devient beau. On se met à aimer tout le monde, le moindre objet nous paraît une œuvre d’art ; une croûte de pain rassis prend soudain le goût de la brioche fraîche. Tout est ravissement, extase. Il m’est arrivé de pleurer de joie en ouvrant mes volets tellement la campagne me semblait belle. On est projeté hors de soi-même, dans un état d’exaltation qui rappelle un peu ce qu’on éprouve quand on est amoureuse. Tu vois ?
— Oui, à peu près, dit Peggy (en rougissant parce qu’elle pensait à Sebastian). Mais il y a quelque chose que je ne comprends pas : Comment pouvez-vous vivre à l’ombre du papillon ? S’il vole, il se déplace sans cesse… et très vite. Son ombre doit filer sur le sol aussi rapidement que de l’eau qui coule, comment faites-vous pour demeurer dans la zone sombre ?
Granny Katy eut un petit rire malicieux.
— Les maisons ont des roues, dit-elle. Et un moteur… On peut les conduire comme une voiture. Voilà pourquoi nous avons construit des routes au tracé bizarre. Elles reproduisent le vol de l’insecte.
— Il n’y a jamais d’accidents ? demanda Peggy.
— Si, fit la vieille dame. Il faut savoir confier le volant à un bon pilote. En ce qui me concerne, j’ai l’habitude d’engager le jeune Sean Doggerty.
Peggy hocha la tête. Les pièces du puzzle se mettaient en place.
— Combien de temps le papillon reste-t-il au-dessus de Shaka-Kandarec ? s’enquit-elle.
— C’est très variable, soupira sa grand-mère. Jadis il s’attardait plusieurs mois. La moitié de l’année, pourrait-on dire. C’était le bon temps, tu ne peux pas savoir comme nous étions heureux ! Les choses les plus banales nous emplissaient d’une joie si forte que j’en étais souvent sur le point de défaillir. Le simple fait de manger une part de tarte aux pommes nous submergeait d’une allégresse inimaginable. Le moindre petit bonheur se trouvait multiplié par dix…
Les yeux de la vieille dame s’étaient mis à briller d’un éclat mélancolique.
— Parfois, murmura-t-elle, nous ne faisions rien d’autre, ton grand-père et moi, que de rester assis sur la véranda, à nous tenir la main en contemplant le paysage… mais ces moments nous semblaient éternels. Hélas, depuis l’arrivée des forgerons, le papillon écourte ses visites. Il sait qu’à la seconde où il cesse d’être translucide il se transforme en cible volante. Une cible qu’on bombardera d’éclairs. S’il commettait l’erreur de se montrer, la foudre lui trouerait les ailes.
— Alors il reste invisible, fit Peggy. Il essaye de passer sous les nuages sans se faire repérer. Comme il a la transparence d’une vitre bien nettoyée, il ne projette pas d’ombre sur le sol… et vous n’êtes plus heureux.
— Voilà, soupira Granny Katy avec un sourire amer. Tu as tout compris. Lorsque l’insecte se rapproche, ses battements d’ailes provoquent une aspiration que les gens du « dehors » prennent pour un cyclone. Les objets s’envolent dans les airs. C’est de cette manière qu’on devine sa présence, même lorsqu’il est « déguisé ».
— Qu’attends-tu exactement de moi ? interrogea Peggy.
— Je sais que tu as triomphé des pièges incroyables du mirage[3], chuchota la vieille dame. Dans le monde des sorcières, ces choses se colportent vite. Nous espérions que tu pourrais t’attaquer aux forgerons des nuages et… détruire leurs aciéries.
— Rien que ça ! s’exclama Peggy.
— Tout le monde compte sur toi, supplia Granny. J’ai parlé en ton nom au conseil du village, je leur ai affirmé que tu étais la seule capable d’en finir avec les ennemis du papillon.
— Et maintenant ils attendent que j’accomplisse un miracle ! grogna la jeune fille. Merci de m’avoir demandé mon avis !
— Nous sommes dans une situation impossible, plaida la vieille dame. Il n’y a que des gens paisibles à Shaka-Kandarec, aucun d’eux ne serait capable de se lancer dans une telle aventure. Toi, tu en as l’habitude.
« Je savais bien que c’était un piège ! gronda mentalement le chien bleu. Nous nous sommes fait berner dans les grandes largeurs ! La foudre va nous tomber dessus et nous transformer en côtelettes calcinées ! »
— Il y a un télescope dans le grenier, insista Katy Flanaghan. Sers-t’en pour examiner les nuages, au moins.
— D’accord. Allons-y.
Grand-mère ouvrant la marche, ils se hissèrent au grenier par un escalier en colimaçon. Peggy et le chien bleu furent assez surpris de ce qu’ils découvrirent là-haut. En effet, un énorme moteur en porcelaine occupait tout l’espace. Certaines pièces étaient en bois, d’autres en pierre taillée. Des lanières de cuir actionnaient des roues dentées de granit. Devant la baie vitrée trouant le toit, trônaient un volant, un levier de vitesse… et le fauteuil du conducteur.
— C’est le poste de pilotage de la maison roulante, confirma Katy Flanaghan. Tu vois, il y a même des essuie-glace sur la fenêtre. Le moteur ne comporte aucune pièce métallique susceptible d’attirer la foudre. Il faut avoir une certaine habileté pour ne pas verser dans les virages, mais je dois reconnaître que le jeune Doggerty se débrouille plutôt bien. Le télescope est ici.
Peggy s’approcha de la baie vitrée qui tenait lieu de pare-brise. Une antique lunette d’astronomie montée sur trépied pointait sa lentille vers le ciel. La jeune fille se pencha pour amener son œil droit à la hauteur de l’oculaire.
— Mais… mais… balbutia-t-elle. Il y a des animaux là-haut !
— Oui, fit Katy Flanaghan. On peut effectivement marcher sur les nuages. Je n’ai aucune idée de la matière qui les compose.
— Je vois des vaches ! lança Peggy. Et un âne… Ils… ils broutent une espèce d’herbe blanche.
— Les nuées sont comme des îles volantes, confirma la grand-mère. Quand la tourmente se lève, il arrive qu’elle emporte des animaux dans les airs, comme n’importe quel cyclone. Tu as dû voir ça à la télévision. Ici, puisque les nuages sont solides et qu’ils volent bas, il arrive que les bêtes enlevées par la bourrasque échouent à leur surface. Evidemment, il ne leur est guère possible de redescendre.
— Mais l’herbe ? s’étonna l’adolescente. Je les vois brouter.
— Le vent charrie des graines, du pollen… ces semences échouent, elles aussi, sur le nuage. Et, lorsqu’il pleut, elles germent. Bien plus vite que sur la terre. C’est ainsi qu’on voit une curieuse végétation pousser là-haut. De l’herbe blanche, des arbres blancs. Il faut l’admettre et ne point s’en étonner.
Peggy Sue tourna la molette de l’oculaire pour parfaire la mise au point. La brume enveloppant le cumulo-nimbus rendait les images floues. Elle eut beau explorer la surface moutonneuse, elle ne releva aucune trace des mystérieux forgerons.
« Il est possible que la nuée soit un camouflage, songea-t-elle. Une espèce d’enveloppe qui dissimulerait un vaisseau de guerre immobilisé en vol stationnaire. »
— Vois-tu le papillon ? demanda anxieusement Katy Flanaghan.
— Non, fit Peggy, mais le ciel est vaste. Quand le papillon devient visible, de quelle couleur est-il ?
— Généralement jaune et bleu, répondit sa grand-mère. Toutefois, il est capable de changer de couleur.
— Il fonctionne comme un caméléon ?
— Oui, un peu. Je suppose qu’il est capable de prendre la couleur du ciel, de se fondre dans le décor s’il en a envie. Nous n’avons jamais vraiment cherché à entrer en contact avec lui. (Elle fit une pause avant d’ajouter d’un ton las :) Je suis trop vieille aujourd’hui pour affronter les forgerons, je n’en ai plus ni la force ni le courage. Mes pauvres trucs de sorcière seraient sans effet. C’est à toi de prendre le relais, d’empêcher la destruction du papillon, car c’est cela qu’ils complotent. Un jour ou l’autre, la foudre le frappera mortellement, et Shaka-Kandarec ne connaîtra plus jamais le bonheur.
— D’accord, capitula Peggy, je vais réfléchir à ce que nous pouvons faire.